Présentation : Filipa Leal

Filipa Leal est poète, journaliste et scénariste. Formée en journalisme à l’université de Westminster, elle décroche un master en lettres portugaises et brésiliennes à la Faculté des Lettres à Porto. En 2003, elle publie son premier livre, suivi de huit autres dont on peut citer A Cidade Líquida, Vale Formoso (ed. Deriva), Adília Lopes Lopes (não-edições) ou son plus récent recueil Vem à Quinta-feira (2016, ed. Assírio &; Alvim). Sa poésie est traduite en Espagne, en Colombie, en Italie, en Croatie et au Venezuela. En 2014, elle livre au cinéma le scénario de son premier long-métrage, Jogo de damas (« Jeu de dames »), réalisé par Patrícia Sequeira. Cette écriture scénaristique lui vaut deux distinctions : le Golden Aphrodite du meilleur scénario au Festival de cinéma à Chypre (2016) ainsi que le Prix du meilleur scénario à l’International Monthly Film Festival de Copenhague (2017). Elle est aussi auteur et scénariste de la série télévisée Mulheres assim», diffusée à l’antenne de RTP1 (2016-2017). Actuellement, elle collabore à l’émission hebdomadaire « Literatura aqui », diffusée sur la chaîne TV RTP 2. Cette émission, réalisée en collaboration avec Pedro Lamares avec lequel elle fait la sélection des textes littéraires lus et interprétés tels des courts-métrages, a été primée en 2017 par la Société portugaise des auteurs (SPA) au titre de meilleur programme de divertissement.

MANUEL D’ADIEU POUR FEMMES SENSIBLES

Être digne le jour du départ, au moment des adieux, prendre congé avec tact,
ne pas pleurer pour ne pas affaiblir l’émigré,

même si l’émigré est notre frère cadet,

lui plier ses chemises, lui nettoyer ses baskets
avec un chiffon humide, l’aider à peser sa valise
qui ne doit pas peser plus de vingt kilos

(combien son cœur pèse-t-il? et le mien?)

trois paires de chaussures, une paire de draps, un coupe-vent
lui offrir la médaille que Maman portait chaque fois qu’elle partait

et que probablement elle ne portait pas lorsqu’elle partit pour toujours.
Avoir passé la journée à la recherche de la médaille dans toute la maison
(personne ne sort plus d’ici sans la médaille, personne ne sort plus d’ici)
songer que la date choisie pour partir est celle de la mort de Maman.
Songer que Maman n’est pas avec moi pour lui plier ses chemises
et quand même ne pas pleurer, ne jamais pleurer,
même si Papa est en train de pleurer, même si tout le monde pleure,

prendre des saletés s’il le faut: des calmants, des relaxants,

des antioxydants pour ne pas pleurer; marcher pour ne pas pleurer,

prendre un bain de soleil pour ne pas pleurer, sortir dîner pour ne pas pleurer,

rencontrer du monde,

mais des gens de bonne humeur, faire une couleur et dissimuler les cheveux blancs,

car le cheveu grisonnant fait davantage pitié, dire des bêtises pour que
les amis ne craquent pas à leur tour, les amis aiment surtout nous voir rire, regarder des séries
drôles
jusqu’à en être assommé, se réveiller plus tôt pour lui préparer du pain grillé avant le voyage,
avec du beurre, avec de la confiture de myrtille, avec tout ce qu’il y a dans le frigidaire,

et ne pas songer que jamais plus nous serons petits à nouveau,

emplis de Mère et de Père dans la chambre à côté,
emplis de travail dans la chambre à côté du temps où le Portugal existait encore.
C’est inouï ce qu’on exige d’un être humain du XXIe siècle.

Qu’il meure de peur et de saudade à l’aéroport de Francisco de Sá Carneiro.
Mais qu’il ne pleure pas.

in Vem à quinta-feira, ed. Assírio & Alvim, 2016